Joël Laillier, du Centre de recherches en sciences sociales sport et corps (Cresco), a mené une longue enquête auprès des élèves et des danseurs de l’Opéra de Paris, et de leurs familles, pour mettre en lumière les mécanismes d’entrée et la vie dans le corps de ballet. Comment cette institution parvient-elle à imposer une discipline drastique à des filles et des garçons présélectionnés dès l’âge de 8 ans ? Quel rôle joue l’entourage ? Le sociologue publie chez CNRS Editions, un ouvrage au sous-titre polémique : « L’envers du Ballet de l’Opéra de Paris ».
Avez-vous vu Black Swan ? Dans ce film à succès de 2011, on suit les tribulations de Nathalie Portman, alias Nina, jeune ballerine du New York City Ballet, éprise de perfection, quasi stakhanoviste, personnage virginal qui sombre progressivement dans la folie. La danse est un art de combat ! Au-delà de ce type de représentations, le livre du sociologue Joël Laillier propose un voyage au cœur du quotidien de ceux qui se vouent à cet art, depuis leur plus jeune âge.
Sa thèse de doctorat publiée cette année chez CNRS Editions, s’attache aux premiers pas des très jeunes danseurs et danseuses, à la manière dont est suscitée chez ces enfants ce qu’ils vont percevoir très rapidement comme une vocation personnelle. « Au départ, on évoque leurs dons physiques. On inscrit dans leur être même qu’ils sont faits pour ce métier. Les enseignantes qui remarquent ces jeunes élèves sont enthousiastes à l’idée de coacher ainsi de potentiels futurs professionnels », explique Joël Laillier.
Appartenance à l’élite
Le chercheur compare ces parcours vocationnels à ceux des jeunes qui devenaient prêtres dans la France des années 60. « On partait de leurs inclinaisons, de leurs dispositions, et on les amenait progressivement à penser qu’ils avaient la vocation, que leurs dons étaient rares et les appelaient à la prêtrise, qu’ils étaient en quelque sorte élus », observe Joël Laillier qui met en évidence les souffrances acceptées par les apprentis danseurs et surtout danseuses au nom de cette élection.
« Certaines se font opérer de la poitrine, d’autres se font refaire le nez, ou encore prennent des hormones de croissance. Ils acceptent sans broncher les blessures provoquées par leur entraînement intensif. Cet engagement total, souvent au mépris de leur intégrité physique, m’a interpellé. De la même manière, on ancrait autrefois la prêtrise dans le corps des jeunes novices », dit-il.
Joël Laillier a passé un an à l’école de danse de l’Opéra de Paris, observant le fonctionnement quotidien de l’école, interrogeant enfants et parents. Il a également mené des entretiens nombreux avec des danseurs et danseuses de la compagnie, complétant ces recherches ethnographiques par un travail statistique.
Incertitude permanente
« Les danseurs et danseuses qui intègrent l’école de l’Opéra de Paris ne proviennent pas de n’importe quel milieu. Les enfants de cadre sont très largement surreprésentés : 49% des mères et 60% des pères ! Ces parents reconnaissent ce type d’école comme une école prestigieuse et ils valorisent les parcours élitistes. Ils ne veulent pas que leur enfant devienne danseur mais qu’il le devienne à l’Opéra. Ce sont des familles pour qui l’ascèse de travail est une valeur forte », analyse le chercheur. Des familles qui auront aussi les moyens d’accompagner les enfants dans leurs parcours, en apportant notamment un suivi médical souvent indispensable, observe Joël Laillier.
L’institution parvient à capter les enfants issus de ces familles grâce à des dispositifs qui se présentent d’emblée comme très sélectifs. Sélection physique, période de stage d’observation, concours d’entrée, puis chaque année, élimination des élèves aux performances considérées comme insuffisantes. « Les élèves de l’école ont une conscience aigüe d’appartenir à une élite et en même temps d’être toujours dans l’incertitude de leur sort. Cette tension se poursuit pour les danseurs qui parviennent à entrer dans le ballet. Ils ont une grande sécurité de l’emploi, mais la structure est extrêmement hiérarchisée, quasi militaire. Les jeunes quadrilles ne dansent pas vraiment, ils sont remplaçantes du corps de ballet. Ils n’aspirent qu’à monter en grade, pour enfin, grimper sur scène. Ils veulent venir sous la lumière, mais là encore, la sélection est drastique ».
Joël Laillier, ouvreur à l’Opéra pendant ses études d’économie puis de sociologie, avait ainsi découvert ce milieu si particulier. Mais ses recherches sur les mécanismes sous-jacents à l’intégration au corps de ballet l’amènent aujourd’hui à s’intéresser à un univers d’apparence très éloigné, celui de la finance. « De la même manière que l’Opéra de Paris avec les jeunes danseurs, les banques d’affaires savent convaincre les jeunes diplômés qu’ils embauchent qu’ils font partie d’une élite. On les entoure, on les enveloppe, on les confirme dans un tel statut, et en même temps, on instaure un sentiment permanent d’incertitude. L’engagement dans le travail repose sur un mécanisme similaire par bien des aspects », observe le sociologue.