Publié le 27 avril 2020 Mis à jour le 27 avril 2020

L’accès aux soins en fonction des classes sociales est un sujet d’intérêt général notamment en occident où l’on déplore de plus en plus une médecine à deux vitesses. Mais était-ce le cas, dans les populations anciennes lors de pratique de « médecine magique » ? C’est à cette question que répond une découverte récente grâce à des résultats de fouilles et de travaux historiques menés en Sibérie orientale. Réalisée dans le cadre d’une collaboration entre le laboratoire Anthropologie moléculaire et imagerie de synthèse (AMIS – CNRS/UT3 Paul Sabatier) et l’université fédérale du nord-est à Iakoutsk en Russie, cette étude est publiée dans The Lancet.

Plus de 200 tombes gelées iakoutes, peuple autochtone de Sibérie orientale, allant du 15e au 19e siècle de notre ère ont été trouvées intactes (corps, mobilier, vêtements, etc.) et fouillées ces 15 dernières années.
Parmi elles, une tombe identifiée comme étant celle de l’épouse du plus connu des chefs de clan de la fin du 17e siècle a livré il y a trois ans une femme de l’élite, avec sa robe posée sur elle (et non passée) et un mors de cheval dans la bouche: mors d’origine mongole allant de pair avec la selle mongole déposée sur le coffre. Cette découverte est qualifiée d’inédite tant pour la position du mors, dans la bouche, que pour son origine mongole située à plus de 2000 km.
Cette fouille, premier élément de cette étude, a été dirigée par Eric Crubézy, professeur à l’université Toulouse III – Paul Sabatier, accompagné notamment par Liubomira Romanova, en cotutelle de thèse entre l’Université fédérale du Nord-Est à Iakoutsk et l’Université Toulouse III - Paul Sabatier et avec le soutien de l’Institut polaire français.

Alors qu’elle recherchait il y a un an dans les archives de Saint-Pétersbourg des données économiques pour sa thèse, Liubomira Romanova, découvre par hasard un écrit d’un ethnologue du 19e siècle qui précise que pour les maux de dents, les iakoutes préconisaient un mors de cheval dans la bouche et en explique les causes « magiques ». Plus le cheval était en sueur et plus il venait de loin plus l’effet devait être bénéfique.

Par ailleurs, un cavalier qui guide un cheval et qui le pousse au galop doit faire très attention de ne pas lui abimer la bouche avec le mors.

Cette découverte est alors confrontée au rapport d’autopsie du corps gelé dont le décès a été attribué à un abcès dentaire infecté et fistulisé dans le sinus. De plus, la consultation d’autres archives a révélé depuis longtemps que les iakoutes avaient peur de certains morts (les suicides par exemple). Cette peur pouvait aller jusqu’à ne pas réaliser de toilette funéraire, ce qui est le cas ici, les vêtements n’ayant pas été passés à la défunte.

Ce cas permet pour la première fois, grâce à des résultats de fouille confrontés à des données d’archives inédites, d’établir qu’il y avait une inégalité dans l’accès au soin dans les populations anciennes iakoutes. Cette femme, avec une pathologie longue et très douloureuse, a bénéficié d’un traitement « magique » réservé à l’élite puisqu’on a fait venir un cheval de plus de deux mille kilomètres.
Par ailleurs, son décès a plongé les proches dans la consternation et la peur car ses vêtements ne lui ont pas été passés. Tout comme aujourd’hui, devant la médecine occidentale « toute puissante », les familles se retrouvent encore souvent désemparées par l’inefficacité d’un traitement ou le décès de leur proche.

En dehors d’un intérêt archéologique et social pour les populations du passé, cet exemple démontre que des comportements contemporains, parfois jugés comme liés à une médecine scientifique et de plus en plus basée sur des faits, ne sont pas ses apanages et ont pu exister dans des populations chamaniques pratiquant dans le cas décrit une médecine « magique ».

Les fouilles ont été réalisées essentiellement grâce au soutien financier de l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (IPEV).
 
© Patrice Gérard/CNRS
Figure 1A : Crâne in situ, vers 1700, d’une femme de l’élite âgée de plus de cinquante ans, avec un mors dans la bouche. Cette découverte est unique parmi les 150 tombes mises à jour dans cette région et constitue le seul exemple de mors de cheval d'origine mongole trouvé en Yakoutie.
Figure 1B : Le maxillaire présente deux kystes radiculaires dont l'un (avec la flèche) a été fistulé par des réactions périostées du sinus maxillaire, affection qui provoque une grande souffrance et qui pourrait être responsable de sa mort.

Référence : Liubomira Romanova, Charles Stépanoff, Norbert Telmon, Eric Crubézy. Health access inequities and magic medicine: the first ancient evidence, The Lancet, Vol 395, p1343-1344
https://doi.org/10.1016/S0140-6736(19)31885-9