Les 45 volumes de la Bibliothèque scientifique de l’Ingénieur et du physicien, dans les magasins de la BU Science à l’Université Toulouse III-Paul Sabatier.
© SCECCP, UT3
Le lieu d’abord : la faculté des sciences de Toulouse où en dehors de la salle de cours il vit dans son laboratoire et dans son bureau. Il y est de 6h ou 7h du matin (en fonction de la saison) jusqu’à 18 ou 19h.
De son bureau nous savons peu de choses : seule une photographie est restée.
Son laboratoire était le lieu où on le rencontrait « au milieu de ses documents amassés, de ses manuscrits, de ses instruments d’expériences montés avec l’aide de son laborantin ».
Il a été à contre-courant au moment où la physique moderne explose, alors que son ancien « maître » Mascart lui suggère de travailler sur les ondes hertziennes, il décide de rester dans des domaines de la physique classique : l’élasticité, l’hydrodynamique, l’acoustique entre autres.
Ce sont toujours des phénomènes irréversibles aux causes différentes que son ami Duhem qualifie de « branches aberrantes qui se détachent du tronc de l’énergétique ».
Pour lui, « le physicien commence par le commencement ; avec la solidité voulue il établit la base de ses raisonnements ; sans se presser, il classe les phénomènes en insistant sur les plus simples, en apparence les plus éloignés de toute application ». (1925)
Son œuvre majeure, illustre une volonté de démonstration, c’est un traité de physique, au nom très évocateur et un peu intimidant : la Bibliothèque scientifique de l’ingénieur et du physicien. Un cours de physique qui couvre tous les champs (sauf la théorie de la relativité). Il entame ce chantier immense en 1912, et il ne lui faudra « que » 20 ans pour publier l’intégralité, ensuite pendant une décennie environ, il va réviser, compléter, actualiser certains passages avant réédition. Ce sont 45 volumes de 600 à 900 pages chacun. Ils ont souvent été publiés par paire, annuellement, avec chaque fois l’annonce des prochaines parutions. Mais la quantité et la fréquence ne sont pas le point le plus important. La qualité est aussi au rendez-vous. Les commentaires des contemporains et des successeurs sont unanimes : c’est un travail remarquable ! Pour le réaliser il faut de nombreuses connaissances et des compétences en physique bien sûr, mais aussi des capacités d’analyses, être capable de confronter des points de vue, de mettre en perspective des approches différentes, savoir synthétiser, faire preuve de concision, etc.
Et visiblement, Bouasse a fait la preuve qu’il avait toutes ces qualités « au superlatif ». Il avait par exemple une méthode de travail qui obligeait à un travail de mémoire colossal : il refusait de prendre des notes, il faisait peu ou pas de brouillons, lorsqu’il passait à l’écrit, tout était déjà en place, pensé, structuré, formulé. Il a confié cependant avoir écrit quelquefois jusqu’à 5 versions d’un texte. Ses manuscrits étaient écrits à la plume (ni stylo plume, ni machine à écrire), et l’éditeur recevait des feuillets nets et bien lisibles. En fait il a réalisé ainsi, seul, un travail collectif jamais entrepris auparavant.
Les nombreuses recensions de ses ouvrages dans la revue Scientia par des auteurs différents sont assez éloquentes « une œuvre d’une exceptionnelle valeur » (Richard de Baillehache, ingénieur, 1912) ; « un livre vivant et complet qui donne une remarquable vue d’ensemble sur les principaux problèmes de résistance des fluides » (Paul Labérenne, mathématicien et philosophe, 1931) ; « il est peu de livres d’astronomie qui se lisent avec autant d’intérêt que l’œuvre de M. Bouasse, (…) j’en ai chaudement recommandé la lecture à mes élèves de l’Université de Pise » (Giuseppe Armellini, astronome, 1921), etc.
Avant cela, déjà les Cours, déjà, avaient séduit. A.E.H. Tutton dans Nature en avril 1910 écrit : « il y a bien peu d'hommes capables de traiter sans erreur autant de sujets qu'il y en a dans le cours complet du professeur Bouasse ». Les 7 volumes à destination de l’enseignement secondaire sont qualifiés la même année « de petits chefs d’œuvre de clarté, de précision, d’exposition méthodique et philosophique » par Abel Rey, historien des sciences. Plus généralement, les commentaires rejoignent l’avis énoncé par le Recteur qui saluait son départ à la retraite, on reconnaît qu’il a fait un véritable « examen des bases scientifiques », et que « la théorie se déploie sous le contrôle et l’épreuve de l’expérience ». L’hommage le plus significatif sera posthume sous la plume de Pierre-Gilles de Gennes en 2002 : « l'ouvrage français classique sur la capillarité est celui d'Henri Bouasse », et plus généralement « il a construit, avec enthousiasme, des mises au point durables sur la physique classique ».
A postériori, en reconstituant un itinéraire, on considère l’importance d’une carrière. Bouasse, comme le rappelait Herrender-Harker, l’un de ses anciens étudiants, ne se souciait que de faire avancer la science et non lui-même. Ses prises de positions, ses « esclandres », n’ont certainement pas facilité l’avancement, et l’ont même sûrement bien freiné. Dans le même article de 1933, on lit que Bouasse a « refusé en 1906 une invitation à quitter le calme de la province pour succéder à Pierre Curie à la Sorbonne ». Un autre, correspondant depuis des années, puis soldat en garnison à Toulouse en 1940 qui devient « élève » d’un Bouasse retraité depuis plusieurs années, rapporte dans ses mémoires un épisode plus tardif. Le ministre de l’instruction aurait diligenté une enquête pour savoir s’il fallait nommer Bouasse à Paris, malgré les nombreuses oppositions. L’enquête a conclu fort opportunément qu’il n’était pas nécessaire de le faire, avec des arguments très discutables. La raison réelle selon cet ‘’élève’’, n’étant pas avouable : « nommer Bouasse à Paris, c’aurait été approuver ses préfaces, donc désavouer tout le corps enseignant de la Sorbonne, injustice et scandale sans nom. ». Il a limité ses contributions à d’autres travaux, il a participé à un grand ouvrage de méthodologie des sciences, il a siégé dès 1897 au Comité de rédaction des Annales de la Faculté de Sciences de Toulouse, en revanche il a démissionné très tôt de la Société Nationale de Physique et s’est tenu éloigné des Académies des sciences dont il critiquait le fonctionnement et le manque de compétences des adhérents chaque fois que l’occasion se présentait.
Sur le sujet de sa carrière, Henri Bouasse a seulement écrit que tous ces décideurs lui avaient bien rendu service en le condamnant très tôt : il n’avait pas eu à se préoccuper de promotion, et surtout il a pu exercer pleinement sa liberté d’expression.