Publié le 3 juillet 2023–Mis à jour le 10 juillet 2023
Si la "Bibliothèque Scientifique de l’Ingénieur et du physicien" fait l’unanimité, chaque volume débute par une préface qui souvent a créé la polémique.
Une plume, un verbe, un raisonnement et aussi une ambition : de son point de vue, mis bout à bout, ces textes composent une philosophie de l’enseignement. En réalité, les préfaces oscillent entre l’essai et le pamphlet pour une réforme radicale de l’enseignement supérieur. Il l’a d’ailleurs écrit en 1923 dans une Défense des préfaces : « la polémique est un plaidoyer », et selon lui, « la raillerie est nécessaire pour éviter de donner du poids à des choses qui n’en valent pas la peine », enfin il défend « le droit qu’on a d’engueuler son adversaire », et puis il le croit : « l’homme est disputeur par nature ».
Tout a commencé avec la création de La ligue contre les recommandations en 1904 avec deux jeunes collègues. Ils sont partis « en croisade » contre cette pratique jugée « dégradante » pour tous les protagonistes, et injuste : le « pauvre diable qui ne connaît personne » mérite la même attention que des « concurrents mieux apparentés ». Ils ont été sûrement entendus mais visiblement peu écoutés. C’était un galop d’essai. De toutes les polémiques et autres débats qu’il a pu initier ou nourrir, deux ont marqué. En 1910, acte I, avec la publication de Bachot et bachotage qui va susciter de nombreuses réactions. Il a écrit sur plus de 206 pages tout le mal qu’il pense de cet examen qu’il considère comme « La plus vaine, la plus sotte, la plus immorale, la plus écœurante des loteries connues ». Et 9 ans plus tard il enfonce le clou, la situation après la première Guerre Mondiale a empiré selon lui, et le bachot n’est plus qu’un « fossile d’un état social disparu ». Formules et attaques ciblées mises à part, il prêche toujours pour un enseignement élitiste certes, mais dont la sélection se ferait par l’intelligence et non par l’argent. La vieille idée « du système des recommandations » honni ne le quitte pas ! Et toujours le choix des mots et le goût de la provocation en décrivant ces candidats au bachot : les uns, « des fils à papa dont la gueule, entière, n’a jamais servi qu’à fumer des cigarettes et à chanter la Marseillaise… au coin d’un bock » et les autres qui « viennent chez le Doyen, la menace au poing, réclamer un diplôme…qu’on leur délivre : le courage des pontifes n’a rien de mirobolant ! ». Autre grande idée persistante : il faut enseigner les idées générales par la pratique, il assure que la théorie seule relève du « gavage » et s’avèrerait finalement inutile. Bachot et bachotage est réédité 4 fois l’année de sa sortie !
La première scène de l’Acte II se joue l’année suivante à la Faculté des sciences de Toulouse : il est d’usage pour les recrutements de professeur de demander à un titulaire de faire un rapport sur les candidats à la chaire vacante. Quand le Doyen Paul Sabatier demande à Henri Bouasse en 1911 de se livrer à l’exercice, il n’avait certainement imaginé ni la réaction ni les conséquences de cette requête. Non seulement le rapport n’a jamais été rédigé, mais, scène 2, il y eut un explicatif écrit, imprimé et diffusé. Le titulaire de la chaire de physique y expose en substance les raisons de son refus : ses collègues « sont radicalement incompétents » en Physique, à l’exception de Camichel à qui ce serait faire injure que d’expliquer ce qu’il sait déjà, que d’autre part les rapports ne servent à rien puisque les membres savent avant même de le lire pour qui ils voteront, et après une attaque en règle contre M. Bouty (Sorbonne), il réaffirme son refus de participer à cette « comédie » : « en définitive, le système actuel de nomination des professeurs de Faculté revient à couvrir du vote de deux groupes incompétents les fantaisies de l’administration, sa faiblesse pour des amis, sa lâcheté devant les politiciens ». Scène 3 : l’affaire va remonter jusqu’à l’assemblée et au ministère, et finalement, après plusieurs semaines, et autant d’articles, de commentaires, de lettres ouvertes de toutes parts, Henri Bouasse reçoit un blâme, qu’il va d’ailleurs considérer comme « parfaitement justifié »… sans retirer un mot de ce qu’il a écrit. Fin de l’acte II.
Les deux « affaires » ont fait connaître le polémiste alors que le physicien n’a pas encore entamé son travail le plus important, celui qui restera pour la postérité. Et finalement les préfaces des volumes de la Bibliothèque seront un troisième acte qui ne s’arrêtera qu’avec la disparition de l’auteur. Pendant plus de 3 décennies il va exposer ses points de vue, critiquer, discuter, en découdre avec tous ceux qui seront en désaccord. Il peut aller jusqu’au procès (et le gagner) comme lorsque son éditeur tente de publier un volume sans la préface. En revanche, le combat ne passe que par les mots, il refuse l’affrontement physique : provoqué en duel en 1911 par Emmanuel Carvallo (directeur de l’Ecole Polytechnique) il se soustrait non s’en donner une explication aux témoins. Et Bouasse étant un « bon client », l’affaire fuite dans les journaux, on apprend dans Le temps le 21 juin qu’il considère que « se battre en duelne constitue pas une preuve de compétence scientifique ». Une fin de non-recevoir, avec une petite escarmouche au passage.
Polémiste, virulent, excessif parfois, mais s’il impressionne, s’il intimide, c’est aussi parce qu’il est un véritable puits de science et de culture : il va toujours s’informer à la source, il ne cite pas de propos rapportés, toujours le texte original. Son dossier de commandes de livres à la Faculté est l’un des plus fourni, et l’un de ses élèves en a témoigné : « nous l’avons vu si souvent plongé dans des textes anciens car il savait exploiter la richesse des bibliothèques des facultés et autres ». Alors quand il expose son point de vue sur l’enseignement, et qu’il voit ses arguments repris par d’autres sans citer l’auteur, il fulmine et c’est bien à propos qu’il a écrit en 1919 : « je ne me laisse pas tondre sans crier ». Attaques contre ses collègues, mais aussi contre, pêle-mêle, les mathématiciens, les chimistes, les historiens, les philosophes, etc. Il n’hésitait pas à nommer ses cibles considérant que « la critique anonyme ne sert à rien » puisque « ceux qu’on attaque feignent de ne pas se reconnaître ». Il considérait que les idées n’étaient pas distinctes de leurs auteurs « qui les soutiennent de leur autorité et de leur puissance sociale ». Les responsables de l’enseignement ont donc souvent essuyé les coups, puisque « payés par l’Etatpour le métier de pédagogues, (ils) s’en acquittent de travers ».
Et un siècle plus tard, on devine au fil de ces réflexions le portrait d’une époque qu’il a dessiné, qu’il a caricaturé sûrement aussi quelquefois. Il affirme sa détestation du souci « d’être à la page », du téléphone, mais surtout son aversion pour le « verbiage », il ne retient pas ses coups de griffes aux « spécialistes », aux « soi-disant savants » qui ont obtenus « un mince vernis de science au rabais », ce petit monde de l’entre-soi qu’il exècre et qualifie de « cénacles clos d’admiration mutuelle ». Il dénonce avec virulence cette habitude pour trancher une question de nommer une commission qui selon lui « est incompétente ou dont le seul désir est de ne rien savoir ». Et toujours il revient à son sujet préféré : l’enseignement. Il déplore un manque de sens : « L’enseignement supérieur est dispersé, incohérent, désordonné, sans direction » et il condamne un réformisme fort mal à propos : « Nos réformateurs (…) vont jusqu’à demander qu’on réforme les programmes. Quant à l’état d’âme de ceux qui les appliquent, ça leur est bien égal ! (…) De ces réformes-là, nous avons soupé ! Qu’on se le dise ! »
Impossible de faire un compte rendu exhaustif : les préfaces sont riches, souvent longues et que l’on soit d’accord ou pas avec lui, lues aujourd’hui, elles sont toujours savoureuses. Le style, alerte, mordant a marqué les contemporains, y compris les spécialistes es littérature, comme ce journaliste des Nouvelles littéraires en 1923 qui intimait à ses lecteurs : « Lisez du Bouasse ». Ces préfaces sont toujours, pour reprendre la formulation du critique des Nouvelles littéraires « truculentes, charnues, rebondies, hérissées de piquants comme un fruit épineux au suc régénérateur ». Quant à ceux qui en ont fait les frais, leurs « restes disparaissent dans le bouillonnement de cette œuvre critique torrentueuse, où parmi le sable se trouvent de magnifiques pépites ». Vu de Cardiff, G.F. Herrenden Harker écrit en 1933 : « Ceci, cependant, est invariablement délibéré, rarement amer et jamais malveillant, car, comme son assistant l'a formulé avec charme, "quand il tient le fouet dans sa main, il a le sourire aux lèvres." Les Français manient l'ironie, qu'il s'agisse du type léger ou plus blessant, comme aucune autre nation ne le peut. ». Bref, c’est toujours « à plume débridée » qu’il entame ces ouvrages, dans un français qu’il qualifie lui-même de « passablement incorrect » mais « d’une astringente saveur » (sic !).
Crédit image : Publicité dans Le Temps, le 15/02/1918
Bibliographie
G. F. Herrenden Harker, la "BIBLIOTHÈQUE SCIENTIFIQUE DE L'INGÉNIEUR ET DU PHYSICIEN'’ OF PROFESSOR H. BOUASSE, Science Progress in the Twentieth Century (1919-1933), Vol. 27, No. 108 (APRIL 1933), pp. 672-681 (10 pages)
H. Marty, op. cit.
Ligue contre l’abus des recommandations, La dépêche, 27 octobre 1904